Les anciens grammairiens et théoriciens de la langue sanskrite considéraient la séparation du language parlé, du geste et de la musique comme un phénomène tardif et jamais complètement réalisé. Dans cette tradition, le language parlé et le language musical seraient les deux aspects d'un même phénomène de communication ayant des bases psychologiques, physiologiques et sémantiques communes.
La salle Pleyel accueille 3 grandes voix de l'Inde du Nord : Ajoy Chakrabarty, Rashid Khan et Ulhas Kashalkar pour 6 heures de ragas dans un concert en 3 parties dont la première partie a principalement échappé à ma conscience (mais peut-être pas à d'autres niveaux de perception ?)
Ce que la musique indienne appelle "raga" ou "mode musical", est un ensemble de sons correspondant à un climat émotionnel particulier et dans lequel le musicien développe un thème (improvisé mais en suivant certaines règles) pour former une oeuvre musicale. Chaque raga est également associé à certaines heures du jour ou de la nuit, à une saison ; dans une théorie de correspondances entre les différents cycles qui règlent l'existence humaine et cosmique.
Samedi 19 Février 2011, dès 18h, un premier groupe de musiciens entre très simplement sur la scène et prend place sur des coussins au centre d'un praticable. Je reconnais immédiatement le musicien qui s'installe derrière le tanpura : kengo Saito, que j'avais déjà pu observer quelques mois auparavant lors d'un concert donné par Rahul Sharma au Théâtre de la Ville.
Le tanpura est la base inévitable de l'accompagnement du chant en Inde. Ses quatre cordes d'acier et de cuivre jouées l'une après l'autre donnent la tonique et son octave, la quinte et son octave. Cet instrument n'a aucun rôle mélodique et donne seulement une sorte d'accord de fond qui sert de base pour le développement modal. La clarté de certaines harmoniques aide aussi les musiciens à chanter juste.
Il m'est difficile de relater ce concert. La musique indienne se propose comme une expérience qui échappe aux codes auquels nous sommes habitués. C'est ce qui en fait la saveur et l'intérêt. Pour l'écouter, il nous faut laisser de côté notre perception de ce qu'est ou doit être la musique, et rééduquer notre oreille, notre mémoire, notre façon d'écouter, pour devenir à nouveau capable de suivre le développement de la pensée telle qu'elle s'exprime en terme de valeurs relatives entre des éléments sonores. Il faut nous réhabituer à la forme modale qui fut la forme principale de la musique occidentale depuis l'antiquité jusqu'à la renaissance. Le climat sonore d'un raga de fin de journée, en hiver, imbibe l'esprit qui écoute de saveurs langoureuses.
Dans la structure immobile qui se construit dans mon esprit, pierre après pierre, note après note, je me sens baigner dans un ensemble de signes agissant de façon hypnotiques.
Dès l'exposé, l'"Alap", je ressens une sorte d'assoupissement. Il s'agit d'une improvisation libre et descriptive dans laquelle le musicien s'attarde sur chaque note de la gamme et le sentiment qu'elle exprime. L'auditoire y est invité à se familiariser avec le sentiment qui habite le mode. Pour ma part, je suis bientôt envahi par une sensation de torpeur dans laquelle je glisse, comme encouragé par la voix qui semble inviter à l'abandon.
La tonique est comme une onde porteuse qui transmet d'autres ondes. En tant qu'élément musical essentiel et constamment entendu, elle a pour effet d'établir un niveau sonore constant qui permet de percevoir avec précision les intervalles. Nous savons en effet qu'il faut à l'oreille un certain temps pour se mettre en mouvement et que la perception de sons isolés ou discontinus est très approximative. L'erreur de perception, et non pas seulement d'appréciation, pour un son isolé, peut être d'un demi-ton ou plus dans certains cas. Par contre, une fois que le système audio-mental est mis en mouvement à un certain niveau, la perception devient très précise. Ceci permet d'utiliser un grand nombre de sons distincts dans une octave : 22 principaux et une trentaine de secondaires correspondant à des rapports de fréquences définis et à des évocations émotionnelles précises.
L'expérience du sommeil n'est peut-être pas aussi anodine qu'elle n'y parait ici. Baigner les profondeurs de mon esprit, de ma conscience, de mon être, par le spectacle doux et hivernal de ce poème sonore, s'apparente à un bain dans les profondeurs du raga. Comme une expérimentation in vivo de l'étrange similitude entre le dedans et le dehors.
Il reste aujourd'hui dans l'Inde, 2 (sur quatre originellement) grands systèmes de musique : celui du Nord dans lequel ont peut discerner 2 traditions très mêlées (l'ancienne tradition autochtone et shivaïte et la tradition aryenne et védique avec des influences mongole et persane plus tardives) et celui du sud qui fera l'objet d'une expérience estivale à l'occasion de la grande nuit de musique Karnatique, un peu avant le solstice d'été. Vous y serez ?
(Photo : Sol du hall d'entrée de la Salle Pleyel vu depuis le foyer)