La chaleur y est étouffante, à crever. L'espace d'un Week-end, le bois de Vincenne devient le plus bel endroit de l'Inde du sud. Trempés de sueur et comme hypnotisés nous nous aventurons dans la nuit Indienne. Un rituel musical et festif de plus de 24h dans lequel se succèdent de très grands musiciens venus de loin. Les dieux et le merveilleux sont convoqués et nous embrassons l'aube de l'été.
Tout comme Platon et Pythagore, les anciens théoriciens Indiens pensaient que la musique est une des clefs les plus secrètes de la connaissance. En connexion étroite avec la métaphysique, elle reflèterait et exprimerait le processus même de la manifestation cosmique, dont l'origine et la réalité ultime (pour les penseurs traditionnels, comme pour les chercheurs les plus avancés en astrophysique ou en mécanique quantique) serait la vibration. La vibration du chant, le caractère sinusoïdal de l'ADN, les ondes de la mer, le rythme du tambour de Shiva, la pulsation du coeur de l'univers ; sont les rythmes d'hypnose des dieux de l'extase volatilisant les grilles du mental.
Alors que le language parlé est né à l'origine d'un besoin de communiquer d'homme à homme, les formes sonores rythmiques et mélodiques semblent avoir été développées dans le but de créer des états émotifs permettant de communiquer avec le monde invisible. Les rites magiques, les danses qui provoquent des états prophétiques, forment la base même d'un culte auquel participe l'homme libéré de ses préoccupations matérielles vers un monde différent, non utilitaire. Et c'est peut être, d'ailleurs, dans ce pouvoir de libération des liens rationnels que réside le sens profond de la musique, qui correspond de ce fait à l'un des besoins fondamentaux de l'être humain. Une recherche mystique dont nous avons oublié le sens depuis l'ère Dionysiaque.
Il est presque 20h et, comme nous ressentons une forme d'intoxication sonore, nous avons l'indolence requise pour aller respirer quelques bouffées des clartés impassibles de l'heure unique. Nous nous éloignons pour le plaisir du décors et de la rumeur des tambours dont les fureurs lointaines sont comme ces paroles qui naissent d'un silence pour se refondre en lui à peine proférées. Couché sur l'herbe, j'hésite entre le rire et la gravité face à cet enchaînement d'évènements enchantés.
Qu'est-ce que la musique ? A quoi sert-elle ? Qu'attendons-nous d'elle ? Pourquoi en faisons nous ? A quel besoin, quel instinct correspond-elle ? Une langue musicale étrangère nous confie la réponse. La musique Indienne est une sorte de magie, où la répétition (d'une relation particulière à un ton fixe, de formules rythmiques très définies…) creuse progressivement les ornières d'une émotion particulière dans le coeur de celui qui écoute. C'est une langue musicale ou la mémoire (de l'auditeur, du musicien) doit conserver l'empreinte de chacun des sons à mesure qu'ils apparaissent car ils ont une relation successive et non plus verticale comme dans la musique harmonique. L'accord se forme dans l'esprit. Jusqu'à ce que, tout à coup, le système du "Raga" (pour la mélodie) ou du "tala" (pour le rythme) s'établisse dans la conscience de l'auditeur et permette soudainement de pénétrer dans l'âme de l'émotion, de communier avec ce symbole, cette réalité supra-normale ou ce dieu (ou d'expérimenter nos propre réactions psycho-physiologiques devant des phénomènes sonores me répond S. à l'esprit plus terre à terre). Bien ailleurs, en tout cas, d'une recherche de formes plastiques abstraites, de préoccupations esthétiques ou d'une interprétation picturale du monde extérieur.
Le ciel se couvre et la température monte. Avec douceur, à mesure que tombe le jour, des éclairs se manifestent de toute part et le premier orage de l'année éclate. Une communication avec la nature semble réellement avoir lieu. Eclats de rire ruisselants de pluie, de sueur et d'ivresse. Nous regagnons finalement le théâtre de l'aquarium. La foudre nous murmure de douces paroles.
Savez-vous ce qu'est le Nagaswaram ? Il s'agit d'un instrument de musique à anche double appartenant à la famille organologique du hautbois. Instrument millénaire, instrument utilisé dans les temples (on le trouve représenté sur les sculptures de temples en Inde du Nord), il est à part, rarissime à entendre (à fortiori hors de la terre sacrée de l'Inde). Considéré comme bénéfique, il place les évènements qu'il célèbre sous les meilleurs auspices. Un son agressif et d'une extrême puissance sonore, pareil à un hurlement qui vous pénètre le coeur avec une violence inouïe.
Lorsque nous sortons boire un verre de gingembre et respirer l'air frais du bois après la pluie il est déjà presque minuit mais ce n'est pas le moment, non vraiment pas, d'aller dormir.
La grande nuit de musique carnatique (éphémère-éternelle)
Je n'y pensais plus. C'est un de mes lieux préférés sur Paris. Peut-être du fait de sa proximité avec la pâtisserie Carette, place du trocadero ; pour les trésors qu'il offre au regard, mais surtout pour la qualité de sa programmation : le musée Guimet. Plus qu'un musée, un espace vivant qui fait le lien entre l'est et l'ouest, les cultures passées et présentes. A l'orient des idées reçus et en plein coeur de notre ville oxydée.
Samedi soir je suis allé à une soirée de Chant classique iranien : sétar et tar, tombak et autres percussions avec Parissa, Bahman Panahi et Pedram Khavarzamini. La communauté Iranienne de Paris ainsi que des Iraniens venus tout spécialement d'Iran étaient présents pour écouter cette grande voix de la musique Persanne.
Pensez à regarder la programmation du musée qui propose actuellement un cycle de films et documentaires sur l'Inde. A propos d'Inde : Je serai à la cinématèque le mercredi 20 Avril, à 15h, pour le film : "Inde, terre mère" de Rosselini. Amateurs de cette culture passionnante : réunissons nous !
Les anciens grammairiens et théoriciens de la langue sanskrite considéraient la séparation du language parlé, du geste et de la musique comme un phénomène tardif et jamais complètement réalisé. Dans cette tradition, le language parlé et le language musical seraient les deux aspects d'un même phénomène de communication ayant des bases psychologiques, physiologiques et sémantiques communes.
La salle Pleyel accueille 3 grandes voix de l'Inde du Nord : Ajoy Chakrabarty, Rashid Khan et Ulhas Kashalkar pour 6 heures de ragas dans un concert en 3 parties dont la première partie a principalement échappé à ma conscience (mais peut-être pas à d'autres niveaux de perception ?)
Ce que la musique indienne appelle "raga" ou "mode musical", est un ensemble de sons correspondant à un climat émotionnel particulier et dans lequel le musicien développe un thème (improvisé mais en suivant certaines règles) pour former une oeuvre musicale. Chaque raga est également associé à certaines heures du jour ou de la nuit, à une saison ; dans une théorie de correspondances entre les différents cycles qui règlent l'existence humaine et cosmique.
Samedi 19 Février 2011, dès 18h, un premier groupe de musiciens entre très simplement sur la scène et prend place sur des coussins au centre d'un praticable. Je reconnais immédiatement le musicien qui s'installe derrière le tanpura : kengo Saito, que j'avais déjà pu observer quelques mois auparavant lors d'un concert donné par Rahul Sharma au Théâtre de la Ville.
Le tanpura est la base inévitable de l'accompagnement du chant en Inde. Ses quatre cordes d'acier et de cuivre jouées l'une après l'autre donnent la tonique et son octave, la quinte et son octave. Cet instrument n'a aucun rôle mélodique et donne seulement une sorte d'accord de fond qui sert de base pour le développement modal. La clarté de certaines harmoniques aide aussi les musiciens à chanter juste.
Il m'est difficile de relater ce concert. La musique indienne se propose comme une expérience qui échappe aux codes auquels nous sommes habitués. C'est ce qui en fait la saveur et l'intérêt. Pour l'écouter, il nous faut laisser de côté notre perception de ce qu'est ou doit être la musique, et rééduquer notre oreille, notre mémoire, notre façon d'écouter, pour devenir à nouveau capable de suivre le développement de la pensée telle qu'elle s'exprime en terme de valeurs relatives entre des éléments sonores. Il faut nous réhabituer à la forme modale qui fut la forme principale de la musique occidentale depuis l'antiquité jusqu'à la renaissance. Le climat sonore d'un raga de fin de journée, en hiver, imbibe l'esprit qui écoute de saveurs langoureuses.
Dans la structure immobile qui se construit dans mon esprit, pierre après pierre, note après note, je me sens baigner dans un ensemble de signes agissant de façon hypnotiques.
Dès l'exposé, l'"Alap", je ressens une sorte d'assoupissement. Il s'agit d'une improvisation libre et descriptive dans laquelle le musicien s'attarde sur chaque note de la gamme et le sentiment qu'elle exprime. L'auditoire y est invité à se familiariser avec le sentiment qui habite le mode. Pour ma part, je suis bientôt envahi par une sensation de torpeur dans laquelle je glisse, comme encouragé par la voix qui semble inviter à l'abandon.
La tonique est comme une onde porteuse qui transmet d'autres ondes. En tant qu'élément musical essentiel et constamment entendu, elle a pour effet d'établir un niveau sonore constant qui permet de percevoir avec précision les intervalles. Nous savons en effet qu'il faut à l'oreille un certain temps pour se mettre en mouvement et que la perception de sons isolés ou discontinus est très approximative. L'erreur de perception, et non pas seulement d'appréciation, pour un son isolé, peut être d'un demi-ton ou plus dans certains cas. Par contre, une fois que le système audio-mental est mis en mouvement à un certain niveau, la perception devient très précise. Ceci permet d'utiliser un grand nombre de sons distincts dans une octave : 22 principaux et une trentaine de secondaires correspondant à des rapports de fréquences définis et à des évocations émotionnelles précises.
L'expérience du sommeil n'est peut-être pas aussi anodine qu'elle n'y parait ici. Baigner les profondeurs de mon esprit, de ma conscience, de mon être, par le spectacle doux et hivernal de ce poème sonore, s'apparente à un bain dans les profondeurs du raga. Comme une expérimentation in vivo de l'étrange similitude entre le dedans et le dehors.
Il reste aujourd'hui dans l'Inde, 2 (sur quatre originellement) grands systèmes de musique : celui du Nord dans lequel ont peut discerner 2 traditions très mêlées (l'ancienne tradition autochtone et shivaïte et la tradition aryenne et védique avec des influences mongole et persane plus tardives) et celui du sud qui fera l'objet d'une expérience estivale à l'occasion de la grande nuit de musique Karnatique, un peu avant le solstice d'été. Vous y serez ?
(Photo : Sol du hall d'entrée de la Salle Pleyel vu depuis le foyer)