Les corps des danseurs, sauf exceptions, on les écarte dès qu'ils prennent de l'âge, de la graisse ou du poids. Or c'est le poids de l'angoisse des autres qui ne veulent pas voir une trace de mort, de leur propre mort. La norme esthétique, flic dans la tête des gens "normaux", demande au danseur de danser notre apparition après quoi il faut qu'il disparaisse, lui. Si il s'attarde il risque de parler de notre disparition et c'est insupportable. Un principe de plaisir lié au commerce qui nous dit : pas d'ombre s'il vous plait, seulement de la lumière : de la chair fraîche et sans rides ! Les agés on les écarte car ils mettent chacun au défi d'intégrer sa propre mort. Or, Pina Bausch fait partie de ces exceptions qui leurs donnent une place, nous montrant comment intégrer notre mort à notre vie pour tenter d'échapper à une vie morte ou inerte. Le fantôme de Pina Bausch qui habite la pièce, semble renforcer ce point et nous alerte sur les responsabilités liées à notre humanité, sur nos entraves liées à notre animalité… Les blocages du corps sont dans les freins de l'esprit. La rencontre entre deux corps vient parfois comme réponse face à ce blocage et scande l'évènement pur ou les corps se cherchent, cherchent leurs complémentarités. Un travail sur Soi, sur l'autre et l'Autre en somme.
Qu'est ce qu'un corps peut faire à un autre corps ? Comment se convertissent mots et fantasmes dans nos corps ? On peut se coincer, se contraindre, se porter, s'expulser, se faire jouir, s'étouffer, se faire peur, s'emporter, s'envahir, se couvrir, se découvrir, vouloir se découvrir, être avec, être avec en restant seuls, être avec sans que rien ne se passe, être avec dans le manque ou la passion, se déchirer… Au rythme des coeurs battants, battus et rebattus, des hommes et des femmes, tels les acteurs fantômatiques d'un bal sans fin, nous parlent de notre besoin obsessionnel d'être aimé. Nos mouvements de séductions, nos rituels liés au corps, et comment tout ceci nous aveugle, comment dans tout ceci nous restons collé à nos émotions, comment nous nous identifions à elles jusque dans nos corps. Danser tantôt pour la parade et le plaisir de séduire, tantôt pour le vertige et l'excès. Tantôt le geste de séduction, sa vanité (intrinsèquement liée à la mort), tantôt "Danser sa vie", mettre sa vie en mouvement car : qu'est ce qui vaut d'être dansé sinon sa vie ? Livrer le corps sans autre recours que lui même au déferlement des affects, sachant que, pour chacun, sa vie lui échappe de toute façon, de toute part, même si elle se donne à profusion.
Ultime Chorégraphie de Pina Bausch,"…como el musguito en la piedra, ay si, si, si…" ("…Comme la mousse sur la pierre…", titre tiré d'une chanson de Violeta Parra "Volver a los 17" de 1964, présente dans la bande-son) a été créée après une résidence au Chili en 2008 et s'inscrit dans une série d'œuvres inspirées des grandes villes ou pays du monde dans lesquels la chorégraphe séjournait avec sa compagnie afin de s'imprégner de l'atmosphère des lieux. Recueil de sensations dans les espaces donc. Du désert d'Acatama, aux glaciers de la Terre de Feu jusqu'à La Villa Grimaldi où, dans les années 1970, des militaires ont torturés à mort des milliers de gens. De quoi ces lieux sont-ils chargés et comment les corps en portent les traces ? La réponse intervient en sensations pures créant une chair de poule collective. Mais n'imaginez pas quelque chose de pesant, non, bien au contraire. Comme en quête d'une autre lumière, Danser y devient un appel archaïque, à l'écoute des pulsions ; comme un recours symbolique contre l'inertie, une protestation.
Mais qu'est-ce qui agite tant nos corps ? qu'est-ce qui nous meut ? Pina nous rappelle une fois de plus que le corps est le lieu d'une mémoire. Le lieu des mémoires individuelles des danseurs avec leurs mutations, leurs malaises, leurs jouissances, leurs chocs, le travail pulsionnel qui s'y déchaîne comme autant de labsus, désirs, fantasmes… Et également le lieu des mémoires du corps collectif, peuples et troupes, ou se rappellent les traumas, les chocs qui furent vécus, puis classés invivables ; mais aussi les moments d'amour comme cette queue leu leu où chacun s'occupe tendrement des cheveux de son prochain.
Le sol sur lequel les danseurs prennent appui se fragmente dangereusement, comme une menace, un avertissement. Fentes de retrait dans un sol désertique, banquise dont les îlos s'éloignent les uns des autres, que les corps dansants semblent ignorer à leur péril (ce qui n'est peut-être pas sans rappeler les alarmes écologiques que nous lance la terre et que nous semblons ignorer). Le thème de l'alarme peut, d'ailleurs, être perçu à différents endroits de la pièce, notamment la première partie qui s'achève par le sifflement inquiétant d'un tuyau agité comme en signe de détresse. Des fissures, des brèches, un terrain au bord d'abîmes que la danse finit par combler. Des moments chaud, comme cette femme qui tricote une écharpe collective ; des moments glacials, comme le solo de Dominique Mercy, fantôme de la première heure, sur cette flute de pan effroyable... Et ces cheveux qui s'accrochent aux branches, et ces hommes qui crachent des bouchons de liège vers les femmes… Mais vous ? Vous qui me lisez ? Vous qui me demandez ce que j'en pense, ce que j'y vois : qu'y voyez vous ?
"...Como el musguito en la piedra, ay si, si, si..." De Pina Bausch, au théâtre de la ville jusqu'au 8 juillet.