Ca commence à 4h30 du matin. A cette heure, la réalité n'est pas la même, ce n'est pas anodin. A 4h30 du matin, la lune se couche bientôt et le coeur des hommes est disponible, il est à l'écoute. Et la perception de la réalité est différente, c'est certain, à 4h30 du matin. Je veux dire, physiologiquement, on est normalement au coeur du sommeil, au coeur des rêves, en plein coeur de la nuit. On est physiologiquement en plein coeur de soi-même, à 4h30 du matin. La réalité est un mirage, nos chaînes mentales illusoires à pareille heure. L'atmosphère y est fraîche et calme. Et quand je parle d'atmosphère je veux bien entendu parler de l'atmosphère de la cours du palais, à 4h30 du matin, mais surtout de l'atmosphère intime, de l'atmosphère intérieure, que les gens qui se sont réunis ont. Un mental calme, frais, disponible (sauf peut-être quelques uns qui arrivent après une nuit agitée. Mais, même pour eux, ce n'est pas anodin de s'ouvrir à pareille expérience au coeur d'une nuit agitée). Les rues y sont désertes. Tout est calme, immobile et paisible.
Au pied du palais des papes, pourtant, s'affairent des gens. Une communauté de spectateurs se regroupent autours de soupières géantes pour une soupe algues/gingembre et du café offert par le festival pour l'évènement. Quel évènement ? Il s'agit de "Cesena", la dernière création de Anne Teresa de Keersmaeker.
C'était mon coup de coeur du festival d'Avignon l'an dernier. "En attendant", précédente pièce de la chorégraphe, célébrait le coucher du soleil dans le cloître des célestins. La fin d'un temps et l'attente d'une nouvelle Aube. Un jeu sur le paradoxe poétique d'un dévoilement apporté par la nuit, les danseurs se mettant physiquement et symboliquement à nu avec la venue du crépuscule, telle une apparition lumineuse au sein de l'obscur. L'ars subtilior courant musical du XIVeme siècle, lié à l'histoire Papale et à Avignon, servait d'architecture à une chorégraphie à la polyphonie complexe, tout en contrepoints et subtilités harmoniques. "En attendant" était la célébration d'une fin et l'attente d'un nouveau cycle. Un prélude pour "Cesena", spectacle anti-spectaculaire et expérience chorégraphique et sensible pour une humanité proche de l'Aube.
Immaginez un immense cercle de sable, oeuvre digne héritière de l'Arte Povera, sur la scène nue de la cour d'Honneur. L'obscurité est grande, le silence assourdissant. Soudain, un homme nu se précipite de tout ses muscles sur l'avant-scène et entame un mouvement incantatoire, proférant des paroles étrangères et anciennes qui résonnent avec puissance dans la nuit du palais, aussi beau que le brâme d'un cerf en forêt, à vous en donner la chair de poule, à vous suspendre le souffle ! Puis il se met a courir à toute vitesse autour du cercle.
Dans le présent d'une époque qui incline à recouvrir la radicalité des démarches par un univers d'images et de fictions c'est un choc, vous ne trouvez pas ? Renoncer aux éclairages par exemple. C'est intéressant ! Pourquoi ne pas éclairer des mouvements aussi précis et complexes ? Ce qui se dérobe à la lumière donne accès à l'invisible et s'engouffre dans un autre regard. On ne voie plus avec précision mais on imagine avec acuité. Et puis c'est comme si ça nous disait que la danse n'est pas seulement faite pour être regardée mais aussi pour être entendue (dans sa symphonie de souffles pneumatiques, de glissements de pas, de chocs, bruissements, suspensions) et ressentie intuitivement… La danse se fait ressentir plus qu'elle ne se fait voir. Une poétique de la pauvreté. Un travail sur le silence et sa richesse dans une grande économie de moyen. Silence sonore total lorsqu'il se laisse entendre de manière spectaculaire et silence chorégraphique dans ces interruptions brutales qui ponctuent la représentation. Pas d'instruments sur scène cette fois. Seulement des voix, celles de l'ensemble graindelavoix et celles des danseurs dans une fusion totale. On ne sait plus qui est danseur et qui est chanteur. Tout le monde est dans une sorte de communion des corps et des voix. Un travail humble complexe, subtil et d'une grande richesse. Une lecture du monde comme manifestation d'une conscience engagée. Les mouvements ne sont ni beaux ni vulgaires. Ils sont ce que les corps explorent dans une recherche sincère de réalité et d'intensité. La grâce n'est jamais recherchée en tant que telle mais jaillit pourtant dans les kinesphères. Lorsque le ciel blanchit, un hymne au soleil est chanté et dansé pendant qu'un groupe d'homme entame une danse puissante faite de sauts et de tourbillonnements.
Lorsque les danseurs quittent définitivement la scène, je me rends compte que j'ai pleuré parceque mes joues sont encore mouillées, mais je ne me souviens plus à quel moment j'ai versé ces larmes. Des grains de sable se sont déposés un peu partout sur la scène de "Cesena". Les traces des gestes et des voix retracent à l'horizon des mémoires cette ligne d'ombre qui se dissous sans cesse pour laisser place à l'Aube.